You've got a friend in me (feat Kendra)

Depuis combien de temps n’avait-elle pas pris un peu de temps pour elle ? Anna avait cessé de compter il y a des années maintenant. Des amis, elle n’en avait pas beaucoup et puis, c’était toujours difficile de garder des relations avec les autres quand elle ne sortait pas de chez elle, en dehors de son travail. Son divorce n’avait pas vraiment changé ce point de sa vie et elle devait l’avouer, elle ne faisait pas énormément d’efforts. Mais après son déménagement à Wynwood, l’infirmière avait voulu faire le point. Elle avait voulu se reconcentrer sur ce qui était réellement important dans sa vie : son fils, Adam. Les coups ne pleuvaient plus, les cris ne résonnaient plus dans les couloirs. Et c’était un délice que de rentrer chez soi et d’être en paix, de ne plus avoir cette boule dans le ventre. Ai-je bien fait le ménage avant de partir ? Aimera-t-il ce que je lui ai préparé pour le dîner ? A-t-il passé une bonne journée ou cela va-t-il me retomber dessus ? Des questions avec lesquelles elle avait vécu un bon bout de temps, mais qui n’avait plus lieu d’être. Oui, Anna était libre et c’était encore si nouveau qu’elle ne savait pas quoi faire de tout ce temps et de toute cette joie.

Mais elle savait qui elle devait remercier, pour l’avoir aidé dans cette épreuve difficile. Elle savait sur qui elle avait pu compter, quand elle était au plus bas et ce n’était pas parce que cette épreuve était terminée qu’elle oubliait tout ce que sa voisine avait pu faire pour elle. Avait pu faire pour Adam. Quand le petit garçon fuyait dans le jardin voisin, sur ordre de sa mère, pour ne pas assister à la colère de son paternel. Quand Anna avait eu une épaule sur laquelle pleurer, des bras dans lesquels se réfugier. Non, elle n’oublierait jamais tout ce que Kendra avait fait pour elle. Et si la blonde n’avait pas beaucoup d’amis, qu’elle avait encore du mal à retrouver des relations normales avec ses pairs, elle savait qu’elle pouvait toujours compter Kendra dans sa liste de personnes de confiance.

Le soleil brillait, en ce mois de juillet. Et, comme tous les jeudis, le petit Adam était à son entrainement de baseball. Une activité qui avait eu un coût et si elle ne bénéficiait plus des revenus de son ex-mari, la mère de famille préférait sacrifier de possibles passages chez le coiffeur pour que le petit garçon n’ait pas à abandonner cette passion découverte il y a près de deux ans. C’était son jour de repos et elle se retrouvait donc avec quelques heures de tranquillité devant elle. L’occasion rêvée de profiter de la compagnie de son ancienne voisine.

Elle avait rejoint Miami Beach sur les coups de 15 heures, après avoir prévenu la principale intéressée par un message. L’infirmière gara sa voiture le long du trottoir, devant la maison de son amie et, en prenant son sac à main, elle croisa son reflet dans le rétroviseur intérieur. De légères cernes trahissaient qu’elle devrait prendre des congés, bientôt mais un sourire étira quand même ses lèvres. Elle n’avait jamais autant rayonné, depuis longtemps. Avant de quitter le véhicule, elle s’octroya une retouche maquillage : quelque chose qu’elle n’avait jamais fait lorsqu’elle était mariée. Porter du rouge aussi vif sur les lèvres, c’était sa nouvelle lubie. Elle pensait que cela allait bien avec ses cheveux blonds et, bizarrement, si elle le faisait d’abord pour elle, elle se surprenait à prêter un peu plus attention à son apparence dernièrement. Et ça, elle ne le faisait pas que pour elle mais aussi pour lui.

La blonde atteignit finalement la porte, s’armant de son plus joli sourire avant de sonner. Ses fossettes se creusèrent lorsque son amie lui ouvrit la porte et elle brandit la boite en carton qui venait d’une boulangerie non loin d’ici.

« J’ai pris quelques pâtisseries, pour qu’on grignote entre filles. »

ft. Anna

Je n’ai jamais été du genre à me mêler des histoires de voisinage. Ni à Miami, ni à Montréal. J’essayais autant que faire se peut d’entretenir de bonnes relations, tout en évitant les commérages. Ce qui n’était pas toujours chose aisé quand des journalistes vous attendent à la sortie de votre domicile pour vous soutirer des informations. Chose qui arrivait assez régulièrement selon les affaires sur lesquelles j’étais amenée à travailler. Mais dans le cas d’Anna, je n’avais pas eu d’autre choix que de porter un intérêt sur les agissements de cette famille, ou plutôt du « chef » de famille, l’ex-mari de la jeune femme. Car s’il y a bien une chose que j’exècre en ce bas monde, ce sont les salopards de son genre qui battent femmes et enfants à tour de bras.

Même si je n’étais pas souvent chez moi, les cris et pleurs qui s’échappaient de leur demeure ne m’avaient pas échappé. J’avais essayé à plusieurs reprises d’approcher Anna, lorsque je distinguais les marbrures bleues qui couvraient sa peau, malgré ses tentatives de les masquer sous une couche de fond de teint. J’avais fini par créer un lien avec elle, une relation de confiance ténue mais présente. Suffisamment en tout cas pour qu’elle m’envoie dans mon jardin son fils, Adam, et qu’il vienne se réfugier dans ma cuisine pour l’épargner des visions de violence générées par son paternel. Sans compter les fois où Anna s’était retrouvée dans mes bras en larmes. Je me souviens encore de l’impuissance cuisante que je pouvais ressentir lorsque je la voyais regagner son domicile malgré mes injonctions, sachant pertinemment que les coups pleuvraient à nouveau le soir même. De fil en aiguille, Anna est devenue une amie, et je suis parvenue à la convaincre d’agir, entre autre avec l’aide de mon ex-mari Peter et du cabinet d’avocats où il exerce.  

Depuis, Anna a divorcé et quitté le quartier, obtenue la garde exclusive de son fils et une injonction d’éloignement. De nouveaux voisins ont emménagé dans son ancienne maison. Son ex est reparti à Tampa. Elle reprend sa vie en main, doucement. Et dès que nous le pouvons, nous passons un moment ensemble, à jacasser comme des pies, grignoter et boire selon nos envies, tout en cherchant à refaire le monde. Ce qui est le cas aujourd’hui. Anna étant infirmière, elle est la première à comprendre mon emploi du temps chaotique, le sien étant similaire. Donc, autant dire que de parvenir à nous caler quelques heures de liberté tenait du miracle.

Je vis sa voiture se garer dans l’allée. Anna en descendit, resplendissante. Elle s’épanouissait de jour en jour depuis sa séparation, et j’en étais heureuse pour elle. La sonnette retentit, et j’allai lui ouvrir, le sourire aux lèvres. Un carton de pâtisseries se retrouva sous mon nez une fois la porte ouverte.

« Tu sais me prendre par les sentiments. » répliquais-je en libérant mon amie de son fardeau sucré. Je m’effaçais pour la laisser entrer, tandis que Birdie se frottait à ses jambes en faisant des huit autour de celles-ci. « Installe-toi sur la terrasse, j’apporte les rafraîchissements. » Mon chat avait décidé de la suivre comme son ombre.  Je jetais un regard à mon reflet dans le miroir de l’entrée tandis que je rebranchais l’alarme. Ma tempe avait toujours une teinte violacée, qui virait même au jaune verdâtre par endroit, souvenir de mon agression dans le tunnel l’autre soir. Nul doute qu’Anna s’en apercevrait, même si j’avais essayé de masquer avec du maquillage et une mèche de cheveux bien placée. Je me préparais déjà à subir un interrogatoire en règle.

Anna n’était pas connu pour avoir les pieds sur terre et c’était quelque chose qui savait mettre son ex-mari hors de lui. Il haïssait la voir rêvasser durant des heures, pensant sans doute à un autre que lui. Son simple regard rêveur suffisait parfois à déclencher sa colère et elle avait appris, avec les années, à ne plus rêver. Son divorce avait été une renaissance, à ce niveau-là et elle avait retrouvé ce travers qu’elle avait toujours eu : c’était une femme distraite. Oublier, c’était son lot quotidien. Ne pas faire attention, lâcher un « hein » parce qu’elle n’avait pas écouté un traître mot de ce qu’on lui racontait. Ça avait son charme, d’après sa mère. Et puis, elle adorait se perdre dans ses pensées.

Rien d’étonnant donc à ce qu’elle ne remarque pas, à prime abord, la marque pourtant bien visible sur la tempe de son amie. La blonde est bien trop occupée à veiller à ne pas donner un coup au chat, qui reste collé à ses jambes et accapare toute son attention. « Tu viens avec moi Birdie ? Oui ? ». Elle parle à son chat comme elle parle à son fils, avec cette voix mielleuse qui se veut pleine d’amour. Elle prend le chemin de la terrasse, hausse un peu le ton pour être certaine d’être entendue par son amie alors qu’elle pose son sac à main sur la table à l’extérieur. « Ça fait plaisir de pouvoir passer un peu de temps toutes les deux. Je te jure, l’hôpital ne me lâche plus. Alors tu me diras, je peux pas cracher sur les heures sup’ mais si tu voyais le monde qu’on a. Entre les véritables urgences, ceux qui sont là pour un simple bobo et les hypocondriaques… J’ai juste hâte de prendre mes vacances ». La pipelette arrête son monologue un instant, le temps de s’installer dans une chaise et de sortir un paquet de cigarettes de son sac. Une mauvaise habitude qui lui permettait de se détendre. Habitude qu’elle réservait pour ses pauses à l’hôpital ou pour tout autre endroit où Adam ne pouvait pas la voir. Le briquet fait quelques étincelles et finalement le bout de sa clope s’embrase au moment où Kendra revient dans son champ de vision. Elle range son attirail dans le sac qu’elle pose à ses pieds, sans oublier d’octroyer une douce caresse à Birdy qui ronronne comme un moteur d’avion.

Mais, au moment où Anna lève les yeux pour continuer son récit, ses sourcils se froncent quand elle souffle la fumée jusque-là bloquée dans ses poumons. Les coups, elle sait ce que c’est. Elle sait la force qu’il faut pour marquer autant la peau pour qu’elle obtienne cette couleur. Ce qu’elle ne sait pas, c’est comment Kendra a pu se retrouver avec ses marques alors elle écrase sa cigarette à peine entamée dans le cendrier et elle se lève, débarrassant son ancienne voisine des rafraîchissements qu’elle apportait. « Merde Kendra, qu’est ce qu’il s’est passé ? ». L’inquiétude pointe dans sa voix. Ce n’était pas quelque chose que l’on se faisait soi-même en ratant une marche ou en glissant dans la douche. Les excuses, elle en avait eu des tonnes au cours des dernières années et elle savait reconnaître un mensonge, surtout à ce sujet. « Assis-toi que je regarde un peu ».

ft. Anna

Une tornade blonde venait de débarquer dans mon vestibule, entraînant mon chat au passage. Volubile, sa voix me parvenait depuis la terrasse où elle s’était installée comme je l’y avais invitée. Je l’écoutais me raconter son emploi du temps surchargé à cause de son travail, tandis que je m’affairais dans la cuisine disposant sur un plateau verres et citronnade, agrémentés des pâtisseries qu’elle avait rapporté. Je ne la comprenais que trop bien, ayant moi-même un planning bien rempli. Elle s’occupait des vivants, moi des morts. Mais les uns comme les autres ne nous laissaient guère de répit. « Je t’admire. Tu dois en voir de toutes les couleurs. Moi au moins mes « patients » ne râlent pas. » Il fallait admettre qu’ils étaient même carrément silencieux.  « Je ne sais pas comment tu fais. » Bon, tripoter des cadavres en décomposition et leurs ossements n’était pas particulièrement une partie de plaisir non plus. Il y avait même des jours où je me demander pour quoi j’avais choisi ce métier ? Flirter avec la mort, la violence, quotidiennement, voir ce qu’il pouvait se faire de pire chez l’être humain n’était pas de tout repos, que ce soit physiquement ou psychologiquement.

Un silence se fit, et tandis que je me dirigeai vers la terrasse pour rejoindre mon amie, je l’entendis allumer son briquet. Je la découvre cigarette à la main, Birdie à ses pieds, en adoration devant elle, la fixant de ses yeux jaunes. Avec un sourire, j’approche pour déposer le plateau sur la table basse. Croise le regard d’Anna. Et jure intérieurement. Je l’ai bien vu dans son regard, elle a découvert l’hématome sur ma tempe. Cette dernière se lève dans un bond, me déleste de mon chargement prestement, me bombardant de question simultanément. Infirmière et ex femme battue face à une autre femme arborant un arc en ciel sur le visage, c’est alerte rouge immédiate. Face à son inquiétude soudaine, j’obtempère pour m’asseoir, et lève une main apaisante. « Tout doux, inutile de monter sur tes grands chevaux. » Je la laisse m’examiner sans broncher. « J’ai déjà vu un médecin, pour expertiser mes blessures. Ce n’est rien, vraiment. » Effectivement, dès le lendemain matin de l’agression, j’avais été voir mon amie Kristen à l’hôpital pour qu’elle m’examine et qu’elle établisse un certificat pour mon dépôt de plainte. Quelques contusions et un bel hématome en souvenir, je m’en tirais à bon compte. Et ce grâce à l’intervention de Shane, qui avait morflé lui aussi.

« L’autre soir, je suis tombée en panne avec ma voiture en rentrant du labo. Dans le tunnel. J’ai été agressée par des junkies. » Je me soustrayais délicatement de l’examen d’Anna pour verser de la citronnade dans nos verres – bien que j’aurais bien pris quelque chose d’un peu plus fort – tout en sachant que j’allais devoir poursuivre mon récit dans les moindre détails. Ou presque. Y avait des choses que je ne pouvais décemment pas lui relater.   « Fort heureusement, Shane Burns est venu à mon secours. » achevais-je d’une voix que je voulais détachée. Anna connaissait pertinemment l’existence de Shane, notamment lorsque je lui relatais parfois nos prises de bec intempestives. Jusqu’à présent, j’étais parvenue à garder sous silence nos « plus si affinités » sous la couette. Mais mon petit doigt me disait que cela ne durerait plus très longtemps. Mon amie était trop intuitive pour cela. Sans compter que j’avais du mal à évoquer le sergent de police sans avoir mon ventre qui se contracte et le rythme cardiaque qui s’accélère. Surtout après la nuit que nous venions de passer.

Anna n’a jamais réussi à s’inquiéter pour elle-même. Elle préfère de loin s’inquiéter pour les autres. Pour l’équilibre de son fils, en cas de divorce. Pour ce que penseraient ses parents, en comprenant qu’ils avaient laissé leur fille dans les griffes d’un monstre. Pour cette caissière qui fond en larmes dans le supermarché. Oui, Anna a toujours fait passé les autres avant elle-même. Mais depuis son divorce, depuis qu’elle a compris ce qu’elle vaut, elle a inversé la tendance. Et c’est la culpabilité qui l’envahit quand elle voit cette marque sur le visage de son amie. Que s’est-il passé ? Connaissait-elle celui qui avait fait ça ? Et si Kendra tombait dans les bras d’un monstre, à son tour ?

Alors elle se penche, sur cette tempe qui a subi un coup. Elle ne touche pas, elle sait que ça peut être encore douloureux même plusieurs jours après. Elle tente de déceler la trace d’une bague, imprimée dans la peau suite au coup mais la femme qui lui fait fasse tente de la réconforter.  « T’as vu qui comme médecin ? Certains sont de vrais incapables ». Une critique pour certains confrères dont elle connait les méthodes. Elle s’explique et même si ça tient la route, Anna en a encore les mains qui tremblent. S’il y a bien un sujet qui sait la mettre dans tous ses états, c’est bien la violence faite aux femmes. Un acte lâche trop souvent impuni. Et même si elle sait qu’il ne faut pas s’en prendre à la victime, elle ne peut s’empêcher de passer une main sur son visage en soufflant. « Tu tombes en panne et tu décides de partir à pied ? T’aurais dû m’appeler, ou appeler un dépanneur, ou la police ou… » Mais le nom de Shane la fit enfin se taire et arquer un sourcil.

Elle ne sait pas énormément de choses sur le policier. Si ce n’est qu’il est policier, justement, mais aussi que c’est une véritable armoire à glace. Totalement le genre d’homme qu’on aime avoir dans le coin quand on se fait agresser aussi violemment que Kendra l’avait été. La blonde souffle du nez, concède à se rasseoir, sur la chaise à côté de son amie, comme si elle craint encore qu’elle ne s’effondre suite au coup qu’elle a pris. Il y a un bref silence, durant lequel elle la fixe et finalement, elle semble se détendre en s’adossant au dossier de la chaise. Birdie en profite pour sauter sur ses genoux et si Anna n’avait pas déjà offert un chiot à son fils, elle aurait sans doute adopté un chat, s’ils étaient tous aussi affectueux et gentils que celui-ci dont elle caresse déjà le pelage. « Comment ça, il était là ? », demande-t-elle alors sans retenir un large sourire, qui en dit long. Si elle a divorcé de son mari l’année dernière et se sait déjà sous le charme d’un autre homme, il n’est pas idiot de penser que ce Shane, dont elle parle bien souvent, n’est pas aussi insupportable qu’elle ne voudrait le faire croire. Divorcée depuis bien plus longtemps, Kendra n’avait jamais parlé d’un homme capable de la faire chavirer à nouveau et son amie insiste alors : « Ou vous étiez ensemble, dans la voiture ? »