daddy, i'm alone / robert

'cause this house don't feel like home
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@robert grey

Le vent fait voler ses cheveux devant son visage ; elle soupire en levant une main pour les repousser, le regard tourné vers la marée. Pieds nus dans le sable, elle regrette de n’avoir jamais pris le temps d’apprendre à surfer quand les vagues déferlent sur la plage avec un bruissement familier. Les grains s’infiltrent entre ses orteils, sensation désagréable quand elle relève les pieds pour se détourner de l’horizon qui semble infini. Elle a encore les images du raid à l’entrepôt sous les paupières, l’image d’Alvarez qui se prend une balle inutilement, l’image de tous ceux à peine sortis de l’adolescence sur lesquels elle a dû tirer pour défendre les siens. On lui a dit que la première était toujours difficile, qu’il faut se répéter que dans leur job, dans leur situation, c’est eux ou les autres et qu’elle a fait le bon choix mais ça n’enlève rien au sentiment qui s’est emparé d’elle depuis. Ce mélange de frustration, de culpabilité et de contentement à l’idée d’être en vie quand d’autres y sont restés – ce melting-pot d’émotions qui l’a poussé à passer la première nuit après le raid chez sa mère juste pour le plaisir de retrouver l’étreinte maternelle. Les paupières closes, elle chasse le cri qui voudrait lui échapper, le hurlement de rage et de désespoir qui menace d’éclater dans les airs et inspire profondément. Ravale l’ensemble des sentiments qui la traverse et se laisse plutôt bercer par les brises de l’air, les caresses du vent sur sa peau. Inspire l’air marin à plein poumon, reprend sa marche tranquille du bord de plage. Une dune de sable et elle aperçoit une silhouette à quatre pattes – l’animal sautille, court, inconscient des milliers de grain qui s’envolent et retombent tout autour. Le chien a vite fait de la rejoindre, haut sur pattes mais pas suffisamment pour qu’elle n’ait pas à se baisser pour lui gratter le flanc. Elle échappe de justesse à un coup de langue sur le nez, laisse un rire étreindre l’air qui les entoure comme dans une bulle de savon. « Oh que t’es beau, toi. » Elle est à genoux, une main repoussant le museau qui cherche à lui lécher le visage, l’autre perdu dans le pelage du chien avant de remonter pour lui gratter les oreilles. « T’aimes ça, hein ? Yeah, je peux comprendre. J’adore quand on me gratte derrière l’oreille, moi aussi. » Le sourire ne la quitte plus, pas même quand il se laisse tomber sur le sable, l’éclaboussant au passage pour demander encore plus de caresses. « Mais dis-moi, qu’est-ce que tu fais tout seul par-là ? Tu t’es perdu ? » Il a langue qui pendouille pour toute réponse et elle lui lance un regard faussement blasé par ce manque d’indication. Soupire quand il ne se relève pas tandis qu’elle essaie de faire glisser son collier pour trouver un nom de propriétaire ou une adresse à laquelle le ramener. Et quand, finalement, ses doigts accrochent la petite médaille, elle se penche et regrette de l’avoir fait. Robert Grey. L’adresse et le numéro de téléphone ne font aucun doute – il ne s’agit pas d’un homonyme. Elle relâche soudainement l’animal, s’écarte d’un pas. « Okay buddy, désolée mais tu vas devoir te débrouiller pour rentrer. » La colère teinte sa voix et sans doute que le chien s’en rend compte parce qu’il s’est redressé tout à coup et l’observe de ce grand regard triste dans lequel elle croit reconnaître un vague air de ressemblance avec son propriétaire. Elle ignore si elle lui en veut pour être le chien de son père ou si elle s’en veut pour avoir craqué devant lui. C’est stupide et, quelque part, sans doute en a-t-elle conscience. Un sifflement retentit, de l’autre côté de la dune qui a permis leur rencontre et le chien émet un premier aboiement tandis qu’Harry a le cœur qui flanche. Shit. Shit, shit, shit. « Tu restes là, » ordonne-t-elle à l’animal, un doigt pointé dans sa direction, incertaine qu’il soit vraiment dressé et encore moins pour obéir à une parfaite étrangère. Elle ne reste pas pour le vérifier, le regard désespéré cherchant une planque, un bout de bois ou une cagette derrière laquelle se dissimuler mais il n’y a rien, sinon quelque bloc de sable légèrement plus loin. Pas le temps de réfléchir, elle s’y précipite, se glisse derrière, consciente que c’est encore plus idiot que d’en vouloir à un chien pour avoir Robert Grey en propriétaire mais elle n’a aucune envie de le voir, aucune envie d’entendre les mêmes excuses qu’il répète en boucle depuis dix-huit ans. Une main portée à sa tête, elle entend le chien japper, elle l’imagine sans peine sautiller autour de son père comme il l’a fait autour d’elle pour réclamer quelques caresses et la voix grave de celui qui l’a élevée ne tarde pas à retentir. Chill out Harry, qu’elle se souffle quand elle entend le chien aboyer et, pire encore, quand elle se rend compte que les aboiements se rapprochement dangereusement de sa planque. Il est temps de trouver une fausse activité. Paraître chill.

La brise légère qui lui chatouille les babines, le vent frais qui se faufile entre ses poils, le museau qui se redresse et la langue qui pendouille. Impossible pour lui de rester une heure de plus couché bien sagement à ne rien faire. Se redresser non sans peine de s’extirper à sa paillasse, s’étirer une patte, puis l’autre, et finalement filer tout droit vers le bureau. Attendre en le regardant, quelques secondes, de bien trop longues secondes. Sauter sur ses pattes arrières et s’agripper à ses jambes. Obtenir une maigre caresse. Revenir sur ses pas, tenter de se faire comprendre. Revenir. Toujours pas d’attention. Pousser un léger aboiement. Ah ! Le voilà qu’il bouge la tête et lève ses yeux de ses dossiers. Robert se redresse dans son fauteuil et lance un regard vide vers son chien. Il a beau rejeter l’idée, il sait pertinemment bien ce que lui veut la bête. Mais il n’a pas le temps pour ça. Pas aujourd’hui. Pas après les évènements qui se sont produits récemment au cabinet. Les manifestants n’ont pas épargné le rez-de-chaussée et si tout a été nettoyé et remis dans un état provisoire, il n’empêche que des travaux doivent encore se produire, ne serais-ce que pour remplacer les vitres. L’occasion par là de rénover et inscrire le logo du cabinet à d’autres endroits, à rendre l’endroit plus visible. Réellement utiles ces démarches ? Comme s’ils n’étaient pas assez connus comme ça ? Mostow y tient en tout cas. Quant à Grey, lui il s’occupe des assurances, et celles-ci ne semblent pour l’instant pas coopérantes du tout. La police tarde à remettre ses rapports, eux qui ont constaté les dégâts et pris les dépositions en temps réels. Second coup de gueule manifesté par un aboiement. « C’est bon, c’est bon, allons faire un tour. » Moue évidente avant de se lever sous la contrainte bien qu’au fond, Marlow est un excellent rappel : il est temps de se vider la tête et se dégourdir les jambes. Quelques pas difficiles jusqu’à la laisse alors que l’animal passe et repasse entre ses gambettes. Une formalités puisqu’il est rare que le chien soit attaché. La porte à peine ouverte et voilà que le joyeux luron fuit en toute liberté, comme enfin libéré d’un certain calvaire. Robert, derrière, traine la patte  tout en tentant de se convaincre. Alors que l’océan a ce don de pouvoir capturer ses pensées, sa magie ne semble pas faire effet aujourd’hui. L’avocat des affaires n’était pas présent le jour des débordements, en déplacement pour régler un dossier ailleurs, ce qu’il regrette encore aujourd’hui. D’après ce qui lui a été rapporté, aucun de ses trois associés ne s’est vraiment mêlé des évènements et n’a tenté de gérer les manifestants. Seuls William, Winston et Gabriella auraient su mener la barque tant bien que mal, aidés par l’un ou l’autre passant embarqué dans l’affaire sans rien avoir demandé. Le rapport lui avait été rapportés sous son agacement et son impatience. Soufflant pour la énième fois depuis ces quelques jours éprouvants, l’homme relève la tête et remarque alors que son fidèle compagnon n’est plus dans les parages. « Marlow ? » lance-t-il sans beaucoup d’entrain. La bête à poils ne rapplique pas. Un léger sourire s’immisce sur les lèvres de l’avocat. Ce chien a toujours été très farceur et fonceur qui plus est. Dieu sait jusqu’où il est allé profitant de l’intention de son maitre. Le pas se fait plus rapide et le regard scrute la plage et les dunes où, il le sait, il a l’habitude de se réfugier pour fouiner, explorer et vagabonder. Un sifflement glisse sur ses lèvres et les aboiements du chien lui indiquent la direction à prendre. Il n’est qu’à quelques mètres en fin de compte, mais puisque le chien refuse de revenir aux pieds de son maitre, c’est lui qui se déplace jusqu’à lui. « Et bien, qu’est-ce que tu fais là Marlow ? » Le chien s’approche en sautillant, heureux de sa présence, mais s’éloigne pour aboyer à nouveau. « Qu’est-ce que tu as trouvé, mon beau ? » s’intéresse-t-il alors, persuadé qu’il est tombé sur un autre animal, apeuré désormais. Quelques pas de plus et voilà qu’il découvre la silhouette d’une femme accroupie qui semble à la recherche de coquillages. « Désolé, j’espère qu’il ne vous gêne pas, c’est une crème vous savez ! Il ne ferait pas de mal à une mouche. » se lance-t-il dans des excuses incertaines, bien que ses paroles soient véridiques. Le chien insiste et s’approche de ce qui semble être son trésor du jour. La jeune femme relève enfin le visage, crispée, et c’est alors que Robert reconnait sa fille, Harriet. Grey se fige et se gratte la nuque, mal à l’aise, inconfortable de se retrouver en sa présence alors que ce n’était pas prévu. « Je… Comment est-ce que tu vas ? » s’enquit-il, profitant de la situation, seule phrase qu’il a d’ailleurs jamais l’occasion de lui poser mais qui reste indéfiniment sans réponse. « J’ai entendu que ça n’avait pas été facile ces derniers jours. Je suis content de voir que tu n’as rien. » poursuit-il en faisant référence à cette histoire qui lui avait été vaguement rapportée : une descente de gang qui a mal tournée. « Tu… tu tiens le choc ? ». Aussi étrange que cela puisse paraitre aux yeux de la jeune femme, son père s’est toujours inquiété pour elle, la distance qu’elle a imposée entre eux ne changeant rien à sa détermination de suivre chacun de ses pas, même de loin.

Le chien aboie, la voix se rapproche. Shit. Shit, shit, shit, shit. Elle râle entre ses dents serrées, voudrait s’enfuir mais sait que c’est impossible de le faire sans se faire voir. Nouvel aboiement et elle aperçoit finalement un coquillage. Elle s’y précipite, plus pour s’occuper les mains et pour se donner une excuse d’être derrière cette dune de sable que par véritable intérêt – avec un peu de chance, Robert parviendra à rattraper son chien et à s’éloigner. Il y a un jappement dans son dos et le chien surgit d’un coup dans son champ de vision, la langue hors de sa gueule ouverte comme dans un sourire. Harry, elle le maudit silencieusement, ce chien pour lequel elle a craqué quelques minutes plus tôt et lui lance un regard accusateur. L’animal ne semble pas le remarquer, tente de lui donner un coup de langue sur le museau au moment où son père s’adresse à elle, sans l’avoir reconnue. Pendant une fraction de seconde, elle envisage de prendre un accent, de ne pas se retourner, de prétendre avoir peur du chien – n’importe quoi pour les éloigner tous les deux – mais elle n’a jamais été la reine du subterfuge et elle se redresse finalement, glisse sur ses talons lentement. Il a l’air fatigué, note-t-elle aussitôt mais repousse les émotions que ce constat provoque. Parce qu’elle s’en fout. Parce qu’il a cessé d’être son père le jour où il a décidé de laisser cette cliente trouver une place entre ses bras – et dans ses draps. Le jour où il a blessé sa mère avec les mensonges à répétition tandis qu’il prenait son pied ailleurs, sans jamais se poser la question de ce qui adviendrait quand ça finirait par se savoir ; quand il préférait passer ses soirées avec elle plutôt qu’avec eux. Elle détourne le regard, mal à l’aise, consciente qu’elle ne peut pas partir comme une voleuse mais que c’est, quand même, ce qu’elle compte faire. Tant pis pour sa belle éducation, elle l’a soigneusement évité toutes ces années, s’arrangeant pour aller au cabinet lorsqu’il n’y était pas (elle remercie sa secrétaire de lui donner les informations quand elle appelle, à priori pas au courant de tout dans l’histoire de la famille Grey-Lopez), elle ne compte pas envoyer en l’air tous ces efforts. Pas aujourd’hui. Après ce qu’il s’est passé. « Ça va, » répond-t-elle d’un ton laconique, les épaules légèrement haussées, le poing refermé sur les bords tranchants du coquillage qu’elle garde dans sa paume. Elle ne lui retourne pas la question, entêtée jusqu’au bout. Elle se fiche des efforts qu’il peut faire les rares moments où leurs chemins se croisent ; elle se moque des mensonges qu’il continue de servir à sa mère pour la convaincre de ne pas divorcer – elle a été blessée, elle aussi, par la vérité toutes ces années plus tôt. Blessée de découvrir que son père, son héro, n’était pas aussi extraordinaire et infaillible qu’elle l’avait pensé. Blessée d’apprendre qu’il les avait trahi, tous, sans s’interroger sur son geste. Il reprend la parole, déterminé à faire la conversation, peu importe qu’il soit le seul à la faire (elle déteste l’admettre, mais elle tient son entêtement de lui et sa façon de se plonger cœur et âme dans le travail au détriment de sa vie sociale) et même si les mots ne sont pas précis, elle sait qu’il fait référence à l’entrepôt. Elle ferme les paupières, rejette en bloc les images de ses équipiers blessés, de ceux qui sont tombés, elle refoule l’image du corps qui tombe après qu’elle ait tiré. Elle ne pleurera pas devant lui. Elle voudrait balancer quelque chose de sarcastique – dire que ce n’est pas parce qu’elle s’en est sortie sans blessure physique que ça signifie qu’elle n’a rien eu car les images, elles sont là, ancrées sous ses paupières sitôt qu’elle ferme les yeux et elle a beau se répéter que ça fait partie du métier, elle ne s’enlève pas de la tête qu’elle a tué, ce jour-là – mais il a toujours eu cette faculté à lire en elle et il l’a encore, même après toutes ces années. Sa question la prend au dépourvu, elle vacille presque, prise par ce tourment d’émotions et de souvenirs qui font rage. « Je vais te faire gagner du temps, même si ça n’allait pas, qu’est-ce que te fait croire que j’irai me confier à toi ? » Elle a la voix tranchante, le regard coléreux. Elle se souvient pourtant de l’époque où il aurait été celui vers qui elle se serait tournée en premier – pas sa mère, même si elle l’adore plus que tout, mais lui, parce qu’ils ont eu cette relation père/fille qui laisse rêveur. « Alors tu peux t’épargner la douleur des small talk et arrêter de prétendre que tu en as quelque chose à faire. » Son poing se relâche avant qu’une entaille n’apparaisse à la jointure de ses doigts, le coquillage tombe sur le sol. Le chien tourne autour d’eux, inconscient de ce qui est dit, très probablement. Elle recule d’un pas, se détourne à moitié. « Oh et pendant que j’y pense ? Tu ferais mieux de signer les papiers du divorce. Je ne sais pas quels mensonges tu te racontes tous les soirs, mais elle ne reviendra pas. Et elle mérite mieux. » Mieux qu’être enchaînée à toi sont les mots qu’elle garde captif de ses lèvres. Parfois, elle voudrait juste pouvoir lui hurler dessus, lui dire tout ce qu’elle a sur le cœur depuis si longtemps. Trop longtemps. Parfois, elle voudrait l’accuser d’être la source de tout ce qui va mal dans sa vie – ses relations foireuses, son choix de carrière dangereux, son incapacité à pardonner à cause d’une blessure bien trop ancrée dans son cœur et son être. Mais hurler, elle n’en a pas la force. Le dialogue avec lui, elle l’a toujours fui, refusant d’écouter ses excuses ou ses arguments, refusant de lui laisser l’occasion de se glisser sous sa peau et de lui faire croire tout ce qu’il voudrait.